Conçue initialement pour les conquêtes commerciales ou militaires, la carte représente le pouvoir que marchands, soldats, administrations visent à exercer sur un territoire, sur ceux qui l’habitent, et qui sont ainsi transformés en objet. Mais lorsque ceux qui sont “objets” dans la carte s’en saisissent pour représenter ce qui compte pour eux, pour faire valoir leur point de vue sur un territoire, la carte peut devenir alors le support d’une prise de conscience politique dans une visée de transformation sociale.
C'est dans cet esprit que se sont développées des approches fondées sur la cartographie participative, notamment dans le contexte des interventions de développement [1], ou dans des situations de fortes inégalités sociales et territoriales. La carte devient alors un outil qui vise à rendre le pouvoir d'agir et de transformer des relations de pouvoir [2 ; 3 ; 4].
Les cartes sont « intensément symboliques » [5], elles ne représentent qu’une partie de la réalité sous des formes arbitraires, en fonction de ce qui intéresse ceux pour qui elles sont produites.
L’idée était donc de produire une carte qui permette aux participants de l’expérimentation de produire une image d'eux-mêmes et de leur territoire selon leur propre perspective. C’est en cela que l’objet carte apparait potentiellement subversif dès lors qu’on l’ouvre à la participation : les participants y représentent ce qui est habituellement invisible, ce à quoi ils attachent de l’importance, qu’ils jugent important de faire figurer, et non les éléments qui ne relèvent que de l’intérêt d’autorités de gestion rationnelle hétéronomes.
L’hypothèse était donc que la cartographie sensible (dans sa double acceptation de sensoriel et d’émotionnel) est susceptible d’une part de mobiliser, de susciter une participation, une implication ; et d’autre part de rendre compte des « écologies sensibles » au sens que l'anthropologue Tim Ingold [6] lui donne, c’est-à-dire "la manière dont des habitants d’un territoire utilisent et vivent dans un environnement donné".
[1] Chambers, Robert. 1994. « The Origins and Practice of Participatory Rural Appraisal ». World Development 22(7):95369. doi: 10.1016/0305-750X(94)90141-4.
[2] Barella, Jennifer. 2020. « Ramener La Justice Sociale Au Centre de La Carte : Propositions Pour Un Renouvellement Critique de La Cartographie Participative Axée Sur “l’empowerment” ». Geographica Helvetica 75(3):27184. doi: 10.5194/gh-75-271-2020.
[3] Cormier-Salem, Marie-Christine, et Tidiane Sané. 2017. « Définir un cadre méthodologique commun en cartographie participative: L’atelier collectif de Cabrousse en Casamance (Sénégal), de la théorie à la pratique ». Revue d’ethnoécologie (11). doi: 10.4000/ethnoecologie.2930.
[4] Harley, Brian. 2009. « Mapas, saber e poder: In Peter Gould e Antoine Bailly, « Le pouvoir des cartes et la cartographie », Paris, Antropos, 1995, p. 19-51. Traduzido por Mônica Balestrin Nunes ». Confins (5). doi: 10.4000/confins.5724.
[5] Urry, John. 2005. Sociologie des mobilités Une nouvelle frontière pour la sociologie ? Paris (21, rue du Montparnasse 75283): Armand Colin.
[6] Ingold, Tim. 2013. Marcher avec les dragons. Bruxelles: Zones sensibles.